Luttes entre les Grands et les Petits
Pour rappel :
- Les Grands sont les riches patriciens qui dominent la cité
- Les Petits sont représentés par les corporations d’artisans et de boutiquiers
Chaque ville possédait son échevinage composé d’un mayeur et d’échevins. Sa mission principale étant d’administrer la justice tant civile que répressive, sa fonction était donc essentiellement judiciaire. A Liège, la capitale, l’échevinage jouait en outre le rôle de Cour d’Appel pour l’ensemble de la principauté.
Les membres de l’échevinage étaient tous patriciens ; ils étaient nommés conjointement par le prince-évêque et par le Chapitre.
A la fin du 12e siècle, l’échevinage s’adjoignit un Conseil de la Cité, composé de :
- 2 « maitres à temps » (sortes de bourgmestres) élus pour une durée limitée à 1 an
- Jurés
Ces nouveaux éléments, dont la tâche consistait à administrer la commune, étaient recrutés, eux aussi, parmi les riches marchands. Un des buts des Petits sera de réduire la puissance de l’échevinage et de désigner eux-mêmes les maîtres à temps.
Le chemin fut long et difficile. Le conflit social s’étendit sur plus d’un siècle de revendications et de combats acharnés ponctués par les avancées suivantes :
- 1255 : Paix de Bierset
- 1307 : Paix de Seraing
- 1312 : Mal Saint-Martin
- 1313 : Paix d’Angleur
- 1316 : Paix de Fexhe
- 1343 : Lettre de Saint-Jacques
- 1343 : Paix des XXII
- 1384 : Règlement de 1384
La Paix de Bierset (1255)
Au milieu du 13e siècle, le jeune prince-évêque Henri de Gueldre était en mauvais termes avec les lignages. Henri de Dinant, un politique éloquent et très ambitieux issu d’une famille patricienne, profita de ces discordes pour se mettre au premier plan. Son objectif était double :
- Affranchir Liège et les bonnes villes de la tutelle étroite de leur prince
- Affaiblir le groupe le plus ancien et le plus fermé du patriciat : celui qui détenait l’échevinage.
Henri de Dinant commença par donner au peuple les moyens de se défendre : il partagea Liège en 20 vinâves (quartiers) chargés d’armer chacun 200 bourgeois.
Les échevins, effrayés, acceptèrent que l’élection des maîtres à temps appartienne au peuple.
Henri fut surnommé le « père du peuple ». Mais cette popularité devint de l’idolâtrie lorsque, s’appuyant sur la charte d’Albert de Cuyck, il ne permit pas que les milices liégeoises prennent part à une expédition contre Marguerite de Constantinople.
- Henri de Gueldre, la noblesse, le clergé et le patriciat se liguèrent alors contre les Petits. Le prince-évêque fit également appel à l’aide des princes voisins.
- De son côté, Henri de Dinant forma une fédération comprenant les bonnes villes.
La guerre civile éclata. Au bout de plusieurs années, les habitants de Liège succombèrent aux privations et acceptèrent la Paix de Bierset qui sacrifiait Henri de Dinant contraint de se réfugier à la Cour de Marguerite de Constantinople.
La Paix de Seraing (1307)
Encouragés par la victoire des Klauwaerts flamands à la Bataille des Eperons d’Or (1302), les artisans de Liège profitèrent de l’épuisement de la noblesse engagée dans la Guerre des Awans et des Waroux pour réclamer leur part dans l’administration de la ville. En 1303, ils obtinrent que désormais le consentement des corporations sera nécessaire pour :
- établir des taxes,
- engager les revenus publics,
- faire des dons au prince-évêque,
- lever des milices, etc.
Il fut entendu que le Conseil des jurés comprendrait dorénavant, par moitiés égales, des représentants des corporations et du patriciat. En 1307, la Paix de Seraing stipula que l’un des 2 maîtres à temps serait choisi parmi les gens des métiers. Le nombre des corporations fut porté de 12 à 25.
Le Mal Saint-Martin (1312)
En 1312, la situation était devenue très tendue entre :
- Les Petits qui étaient hypnotisés par la Flandre
- Les Grands qui, par réaction, prirent le nom d’ « Enfants de France ».
Le Mal Saint Martin
Source : Nos Gloires – J-L Huens
Le prince-évêque Thibaut de Bar avait été tué à Rome et les chanoines avaient nommé un mambour (administrateur provisoire) : Arnould de Blankenheim.
Les Grands tirèrent parti de cette situation instable pour préparer un coup d’Etat.
- Ils s’abouchèrent en secret avec les gentilshommes de la faction des Waroux.
- Il fut décidé que, dans la nuit du 3 au 4 août, les patriciens s’empareraient des portes de la ville et les ouvriraient devant une armée féodale commandée par Arnould, comte de Looz.
Cette conjuration fut dévoilée aux métiers. Pendant que les Grands se réunissaient à leur lieu de rendez-vous, ils tendirent des chaînes à travers les rues et doublèrent les postes sur les remparts. Lorsque la cloche du beffroi retentit, des hommes armés se précipitèrent de toutes parts sur les conspirateurs patriciens. Le combat dura jusqu’à l’aube. Les quelque 200 survivants des patriciens se réfugièrent alors dans l’église Saint-Martin que les Petits incendièrent.
Cette sanglante victoire de la démocratie devint célèbre sous le nom de Mal Saint-Martin.
La Paix d’Angleur (1313)
Le Mal Saint-Martin eut des conséquences immédiates. Le 14 février 1313, la Paix d’Angleur :
- Anéantit la puissance politique des Grands.
- Comme en Flandre, la démocratie exigea l’inscription préalable sur les registres d’un métier de tout candidat au Conseil de la Cité (Conseil des jurés et consaulx).
- De plus, elle introduisit dans ce collège 50 gouverneurs de métiers. La corporation se plaçait donc à la base de l’administration communale.
- A côté du Conseil, il y eut aussi une assemblée générale des bourgeois avec des attributions vastes mais assez mal fixées.
La Paix de Fexhe (1316) – Le Sens du Pays
Cependant, la guerre civile n’était pas terminée. Le nouveau prince-évêque, Adolphe de La Marck avait été élu sous le patronage de Philippe le Bel et en tant que tel, il agissait comme un agent de la politique annexionniste du roi de France. De plus, son caractère batailleur le mit en conflit avec les métiers. Il prit le parti des Grands et rejeta les privilèges accordés par la Paix d’Angleur.
Adolphe de La Marck
Source : Nos Gloires – J-L Huens
La résistance des Petits amena une guerre civile sans merci : pillages, meurtres, vengeances, atrocités de toutes sortes s’abattirent sur le pays pendant 3 ans. De plus, une terrible famine vint s’ajouter à ces maux. Pour mettre fin à toutes ces misères, le prince dut confirmer par la Paix de Fexhe du 18 juin 1316, les droits et les franchises que les métiers avaient acquis.
La Paix de Fexhe présentait beaucoup d’analogie avec la Joyeuse Entrée. Elle aussi :
- avait le caractère d’un compromis,
- manquait d’unité et de méthode
- exerçait son action sur l’ensemble du territoire
- avait pour but de protéger les franchises, privilèges et coutumes contre l’arbitraire du souverain
Mais ici les 3 ordres :
- le chapitre, seul représentant du clergé depuis le début du 13e siècle
- la noblesse
- la bourgeoisie de Liège et des bonnes villes
formaient une assemblée qui jouait un important rôle législatif. Cette assemblée :
- veillait à l’observation des coutumes,
- les modifiait sans la collaboration du prince,
- statuait en matière d’impôts,
- déterminait le chiffre et la nature des dépenses.
Les décisions de l’assemblée exprimaient le « Sens du Pays ». Elle pouvait se réunir spontanément. Le « Sens du pays » avait le droit de résister par tous moyens si le prince n’avait pas tenu compte des remarques concernant le respect des libertés.
La Paix de Fexhe, grande charte des Liégeois, devint la loi fondamentale du pays de Liège. En voici quelques dispositions :
- Les anciennes franchises des bonnes villes et du pays sont maintenues.
- Nul ne peut être arrêté que par ordonnance des échevins. Chacun doit être jugé selon la loi et par sentence du tribunal des échevins
- La confiscation des biens est interdite
- Les lois sont faites par le Sens du Pays, c’est-à-dire l’accord unanime des Etats, assemblée composée des représentants des 3 ordres : le clergé, la noblesse et la bourgeoisie de la principauté.
- Les lois et coutumes ne peuvent être modifiées que par le Sens du Pays.
Ajoutons y également que :
- Si le prince viole ses engagements, ses sujets s’accordent le droit de résistance, mais seulement après appel au collège des chanoines de Saint-Lambert.
- Le prince-évêque à son avènement, de même que les chanoines, les officiers gouvernementaux, les échevins, les maîtres à temps, les jurés du conseil communal, les gouverneurs des métiers, sont tous obligés, à leur entrée en fonction, de prêter serment de « tenir et warder » le pacte de Fexhe, émanation de la volonté du pays.
La Lettre de Saint-Jacques et la Paix des XXII (1343)
Les villes étaient bien décidées à faire respecter la Paix de Fexhe mais voulaient en outre préciser leurs droits à l’égard du prince-évêque. Cela donnera lieu à une série de conflits armés avec Adolphe de La Marck qui, lui-même coupable d’attentats incessants contre les droits de ses sujets, accusait les villes d’empiéter sur ses droits de justice et de confisquer ses revenus. Un double compromis ramena le calme dans le pays en 1343 :
Les XXII à Liège
Source : Nos Gloires – J-L Huens
- A Liège même, la Lettre de Saint-Jacques y rétablit un état d’équilibre entre les Grands et les Petits. Chacune de ces catégories sociales pouvait élire l’un des 2 maîtres à temps et la moitié du Conseil des jurés et consaulx.
- Pour la principauté entière, la Paix des XXII, ainsi appelée car elle créa un tribunal composé de 22 membres :
- 4 chanoines
- 4 délégués de la noblesse
- 14 représentants des villes
Ces 22 membres étaient choisis à vie par le Sens du Pays. Ils étaient chargés de trancher, par la voie de l’arbitrage, les conflits entre le pays d’une part et, de l’autre, le prince-évêque ou ses officiers. Le tribunal devait se réunir tous les mois, faire des enquêtes approfondies et prononcer des sentences sans appel. Le pouvoir des princes-évêques et de leurs officiers se trouva ainsi bien réduit !
Le Règlement de 1384
Sous le règne d’Arnould de Hornes, le peuple reconquit, par un travail de sape constant, les positions qu’il avait perdues à Liège par la Lettre de Saint-Jacques.
Le Règlement de 1384 rétablit les stipulations de la Paix d’Angleur. La caste des Grands disparut de la scène politique.
Les 32 métiers liégeois jouirent d’une égalité absolue : ensemble ils nommèrent les 2 maîtres à temps et les 200 jurés et consaulx du collège municipal. Deux ans plus tard, l’échevinage, cantonné strictement dans des fonctions judiciaires, perdit même le droit de formuler des arrêts souverains.
Le pays de Liège était, d’une certaine manière, devenu son propre maître ; il ne dépendait plus que de lui-même. Mais les corporations de la Cité tombèrent dans les mêmes abus que ceux qu’elles avaient reprochés aux patriciens. Elles se fermèrent de plus en plus, s’opposèrent à tout recrutement en dehors de certaines familles et se constituèrent en oligarchie. La démagogie des représentants des métiers et l’émigration du patriciat qui en résulta précipitèrent le déclin économique de la Cité.